La réforme Drainville en éducation rate-t-elle sa cible?
L’année scolaire 2022-2023 aura été fertile en
rebondissements. Si le processus de négociation des conventions collectives de
la fonction publique a déjà soulevé quelques polémiques, c’est surtout l’état
déplorable de l’école publique qui aura défrayé la chronique. La situation est à
ce point grave que deux projets parallèles de refonte du système québécois ont
vu le jour.
Une première initiative qui émane de citoyens propose de s’attaquer
au problème le plus important qui affecte l’école publique, c’est-à-dire la
ségrégation scolaire. Ce mal —bien connu de celles et ceux qui suivent
l’évolution de l’instruction publique — se manifeste par une école dorénavant à
trois vitesses et, de ce fait, profondément inégalitaire.
Il faut saluer les travaux menés par Parlons éducation[1] :
une initiative citoyenne qui émane d’un regroupement d’organismes
défendant une école équitable et de qualité. Les forums de consultation se sont
tenus ces derniers mois aux quatre coins de la province. Ils ont réussi non
seulement à remettre au centre de l’espace public la brulante question des
inégalités scolaires, mais ils ont ouvert d’importantes tribunes pour à la fois
discuter des problèmes du réseau et définir un nouvel idéal éducatif pour le
Québec. Cette heureuse initiative plaçant l’école au cœur de toutes les
discussions est un rare exemple de consultation de la population, ses
organisateurs aspirant à informer, mais aussi à s’inspirer des débats publics
pour réparer un système largement abandonné par un État qui en a pourtant la
responsabilité.
La seconde initiative appartient au ministère de l’Éducation
du Québec (MEQ). Ce qu’il est convenu d’appeler la réforme Drainville propose
non seulement d’accroitre les pouvoirs du ministre de l’Éducation dans
l’administration trop souvent opaque des Centres de services scolaires, mais elle
prétend opérer un tournant pédagogique avec la création d’un Institut national d’excellence
en éducation (INEE). En effet, ce dernier aurait pour but de faire la promotion
des pratiques innovantes en enseignement[2].
Ce changement de cap s’appuie aussi sur ce qu’on appelle les « données
probantes », à savoir un imposant corpus de recherches scientifiques et de
méthodes d’enseignement éprouvées qui sont susceptibles de donner une assise
plus solide au réseau d’enseignement pour accroitre les taux de réussite
scolaire.
Sans surprise, la réforme Drainville ne tient pas compte du
point de vue des premiers concernés, soit les employés du système d’éducation
et les citoyens, comme le laissait présager le refus du gouvernement caquiste
d’accorder la moindre attention aux forums Parlons éducation. En plus de
faire la sourde oreille aux appels à l’aide des travailleurs du système, le
gouvernement s’obstine à nier l’existence d’une école à trois vitesses. Ce
faisant, il espère probablement passer sous silence l’épineuse question du
financement public des écoles privées, une invraisemblable caractéristique du
système québécois qui explique en partie le piètre état des institutions
publiques québécoises comme ses résultats insatisfaisants en termes de diplomation,
d’abandon scolaire ou d’accès à l’enseignement supérieur.
Pour M. Drainville, le salut passe d’abord par
l’augmentation des pouvoirs du ministre, ce qui a été dénoncé comme une
tentative de centralisation du MEQ similaire à celle promue en santé. Pour le
moment, on semble croire, au MEQ, qu’un resserrement des règles de gouvernance
et un recours à la recherche de pointe en éducation devraient suffire à
améliorer les performances du système public sans qu’il soit nécessaire de
remettre ouvertement en question les équilibres actuels de ce dernier.
Comment tourner le dos à la réforme Drainville dès lors que
le ministre se réclame des fameuses données probantes que réclament de nombreux
chercheurs ? Des données dont on espère beaucoup afin d’améliorer les
performances scolaires du réseau québécois ? À cet égard, Normand Baillargeon,
spécialiste bien connu en matière d’éducation, déplore depuis longtemps le fait
que l’on fasse, au Québec, trop peu de cas des études scientifiques sur les
pratiques les plus efficaces en matière d’enseignement. Il ne faut pas
s’étonner que, dans sa chronique hebdomadaire au journal Le Devoir du 6 mai
dernier, il ait appuyé le projet du ministre. On conçoit mal en effet comment
M. Baillargeon aurait pu condamner un changement de cap en éducation qu’il
appelle avec conviction depuis des années.
Mais encore faut-il que le ministre actuel de l’Éducation
sache reconnaitre ce qu’est une donnée probante. De toute évidence, la négation
de l’existence de discriminations graves au sein du réseau public nous signale
les limites très réelles du MEQ en ce qui concerne, par exemple, la ségrégation
scolaire ou l’école à trois vitesses. Plus encore, il est légitime de douter
des prétentions du gouvernement à tenir compte des « données probantes » que
son Institut d’excellence pourrait recueillir. En effet, M. Drainville a
lui-même dénoncé le soi-disant « biais » des travaux du Conseil supérieur de
l’éducation (CSE) et les résultats des recherches du professeur Pierre Canizius
Kamanzi sur l’accès à l’enseignement supérieur des étudiants du secteur
régulier[3]…
On peut se demander si le désir de restreindre la mission du CSE n’est pas
plutôt motivé par son refus d’admettre que le Québec est, de toutes les
provinces canadiennes, la plus inéquitable en matière d’accès à l’instruction[4].
Qui plus est, il importe de tirer les bonnes conclusions de
l’analyse des données probantes. Sur ce dernier point, la chronique du 6 mai
dernier de M. Baillargeon laisse présager de nombreux tiraillements. Il
existe en effet de profondes divergences sur l’interprétation des données entre
les multiples acteurs du réseau, que ce soit au sein du ministère de
l’éducation lui-même, au sein des programmes universitaires de formation des
enseignantes et enseignants, des organisations syndicales ou auprès du corps
enseignant lui-même. Certains vont même jusqu’à remettre en question le recours
à de telles données, qu’ils associent à une approche comptable et utilitariste
de l’éducation. C’est peut-être à ces méandres que référait le titre du texte de
Normand Baillargeon : « La Révolution ne sera pas tranquille ».
En conclusion, les problèmes soulevés ces dernières semaines
au sujet du réseau d’éducation posent de sérieuses questions sur la viabilité
d’un système hérité directement de la Révolution tranquille. Le déficit
démocratique qui règne au sein de cette institution est considérable, ce que
nous rappellent les forums citoyens de Parlons éducation. Or le
gouvernement caquiste a préféré balayer du revers de la main cet exercice, ce
qui est révélateur du peu de cas que l’on fait de la parole citoyenne dans les
cercles du pouvoir.
Benoît Dugas et Renée-Claude Lorimier
Pour le Collectif de convergence citoyenne
Ahuntsic-Cartierville (CCC-AC)
[1] Un
regroupement d’organismes citoyens voués à la promotion d’une école équitable
et de qualité organise Parlons éducation. Ce sont Debout pour l’école!, École
ensemble, Je protège
mon école publique (JPMÉP) et le Mouvement
pour une école moderne et ouverte (MÉMO).
[2] Ce
projet n’est pas nouveau, car en 2017, le CSE avait publié un Mémoire sur la
création d’un institut national d’excellence en éducation.
[3]
Écouter à ce sujet, sur l’application Ohdio de Radio-Canada, le 5e épisode
du balado Chacun sa classe de Karine Dubois et Christine Chevarie.
[4]
Voir l’article « Le Québec possède le système scolaire le plus inéquitable au
pays », Le Devoir, 2019, qui dévoile les résultats d’un rapport du
mouvement École ensemble fondé sur des chiffres inédits de l’Organisation de
coopération et de développement économiques (OCDE).